Pour beaucoup, 4chan est un lieu mystérieux du web, inquiétant et difficile d’accès, dont le nom a pu être lu dans la presse généraliste autour du jour de l’an, quand l’information ralentit et que les sujets se font rares. Première maison du collectif Anonymous, entre communautarisme anonyme et esprit de ruche, cette plateforme d’image créée en 2003 par un adolescent a connu ses heures de gloire tant qu’elle est restée dans l’ombre. Désormais entré dans la culture populaire, 4chan raconte aujourd’hui son histoire par une passivité qui lui sera peut-être fatale.
« Rule #1 : Do not talk about /b/.
Rule #2: Do NOT talk about /b/. »

C’est ainsi que débutent les désormais fameuses Rules of the Internet telles qu’elles ont été établies par les utilisateurs du site 4chan il y a moins d’une décennie. Bien qu’ils paraissent fantaisistes et aléatoires, ces 47 commandements étaient perçus comme une affaire sérieuse lors de leur genèse — suscitant la fierté chez l’un et la terreur chez l’autre — mais maintenant, ils évoquent la même naïveté charmante qu’une publicité des années cinquante ou un enfant qui tente de se montrer plus mature qu’il ne l’est. Car si entendre le nom de cet imageboard prononcé à l’oral nous était auparavant étrange, en discuter aujourd’hui revient à tricoter avec Arielle Dombasle en matière de ringardise. Nous sommes en mars 2014 : les étudiants haussent un sourcil devant les vidéos d’Anonymous, leurs petites sœurs raffolent d’images créées sur 4chan à l’époque où elle avaient encore toutes leurs dents de lait et leurs voisins traînent sur /b/ en cours.
Pour ceux qui n’auraient pas mis les pieds sur Internet depuis l’apogée de GeoCities, 4chan est un forum anglophone structuré en boards (c’est-à-dire des catégories permettant de ranger chaque fil de discussion, ou thread, par thématique) et reposant sur le partage d’images (d’où l’appellation « imageboard »), à l’instar de la communauté japonaise Futaba Channel.
Asshole of the Internet
Portant le doux sobriquet de « trou du cul d’Internet » — un surnom affectueux mais réducteur — c’est de là-bas que viennent les lolcats, le collectif hacktiviste Anonymous et la plupart des mèmes qui s’échangent durant les pauses ou en heures de travail. Conçu dans la chambre New-Yorkaise de Christopher « moot » Poole à l’âge tendre de 15 ans, le site qui décortique tout, de la politique à Pokémon, ne comptait que deux boards lors de son lancement en 2003 : /a/ – Anime et /b/ – Random. Marqué par une absence quasi-totale de censure ou de modération, ce dernier constitue depuis toujours la façade de 4chan et cumule environ 30% de son trafic.
Au premier abord, l’interface de 4chan n’a pas l’air bien méchante. Son aspect épuré, quasiment rétro est d’une innocence réconfortante. Le champ de saisie qui domine le haut de chaque page laisse éspérer une prise en main simplissime, et les compétences requises pour poster sont bien rudimentaires. C’est seulement lorsque l’on cherche à rejoindre la communauté qu’elle se révèle en tant que club underground exclusif, avec ses rites d’initiation et ses tactiques coercitives propres.
« Comme toute société secrète, 4chan dispose d’une multitude de contraintes intériorisées et de règles tacites plus ou moins punitives, dont une qui s’adresse précisément aux nouveaux venus : « lurk more ». »
Faire une contribution hors-sujet et l’adresse IP du malheureux internaute sera bloquée jusqu’à nouvel ordre. Poser la mauvaise question au mauvais endroit et l’on proposera au badaud de « mourir dans un feu ». Comme toute société secrète, 4chan dispose d’une multitude de contraintes intériorisées et de règles tacites plus ou moins punitives, dont une qui s’adresse précisément aux nouveaux venus : « lurk more ». Traduction approximative : « tais-toi, observe, et reviens nous voir quand tu auras adopté un comportement digne de notre temps ». Comme un fil de discussion auquel personne ne s’intéresse disparaît en moins de cinq minutes, cette sagesse porte rapidement ses fruits.

4chan ou l’esprit de ruche
Ce qui démarque 4chan des autres lieux d’échange virtuels de son genre, c’est que ses millions d’utilisateurs restent anonymes par défaut. Alors qu’un forum moyen comme le 15-18 de JeuxVidéo.com requiert l’enregistrement d’un compte avant de pouvoir y participer, l’emprunt de pseudonymes et/ou de mots de passe sur 4chan est vivement découragé. L’anonymat est un terrain de jeu où l’enfant freudien, le « pervers polymorphe » peut s’exprimer librement et satisfaire ses moindres pulsions, qu’elles soient d’ailleurs de nature pornographique ou intellectuelle.
Cette obscuration volontaire de l’identité permet aussi de se laisser absorber par la masse et devenir partie intégrante d’Anonymous — non pas les individus aux voix informatisées portant des masques à l’effigie du protagoniste de V pour Vendetta, mais bien le concept. Avant d’être un mouvement cybermilitant, Anonymous est ce que l’on appelle un égrégore, c’est-à-dire un groupe d’individus unis dans un but commun et agissant en tant qu’entité psychique autonome. Cette entité sait faire baisser le prix d’action d’Apple, hacker la boîte mail de Sarah Palin et venger une infinité de chatons maltraités. C’est aussi à cet Anonymous-là que l’on doit la force justicière du même nom.
Laissez une bande de chimpanzés taper sur des claviers et avec suffisamment de temps, ils crééront quelque chose de consistant. L’ordre naît du chaos, et c’est ainsi que les Rules of the Internet ont émergé : d’elles-mêmes. De l’égrégore Anonymous a découlé un certain esprit de ruche ou « hivemind » comme ils le disent eux-mêmes, c’est-à-dire un consensus ambiant qui régit la pensée et les actes de tous. Chez 4chan et plus particulièrement /b/, il n’y a qu’une seule devise : la révolte pour la révolte. La politique en vigueur est celle du cynisme appliqué, et tout ce qui ressemble à de la conscience morale a été formellement interdit il y a longtemps. Anonymous fétichise la rebellion gratuite et se veut dissident, mais paradoxalement, sa culture est aussi uniformisée qu’elle est uniformisante.
Il n’a pas fallu attendre pour que cette puissance virtuelle se superpose à l’IRL, la vraie vie, comme peuvent en témoigner Catherine « Boxxy » Wayne ou encore l’église de la scientologie. Au fur et à mesure que les farces notoires de 4chan se multipliaient, les polémistes du monde entier prirent goût à ce culte bizarroïde de la spontanéité et des « lulz ». A l’aube de l’an 2009, les journaux concouraient pour immortaliser /b/ à son zénith. Moot a été élu « l’entrepreneur web le plus influent duquel vous n’avez jamais entendu parler » par nul autre que le Guardian. Le côté obscur d’Internet a progressivement basculé sous les feux de la rampe et les prophéties médiatiques étant souvent auto-réalisatrices, la hype journalistique autour du phénomène 4chan fut à la fois annonceur et catalyseur de sa popularité.
« There are no girls on the internet »
« Il n’y a pas de filles sur Internet » est une expression créée aux alentours de 2006 et constitue la trentième Rule of the Internet. À l’origine, cet adage n’avait pas pour volonté d’interdire aux femmes l’occupation des espaces virtuels mais désignait plutôt la tendance à ce que les avatars féminins soient joués par des hommes. La sociologue américaine Amy Bruckman avait déjà analysé le phénomène en 1993 dans son article Gender Swapping on the Internet : « Beaucoup de personnes, qu’elles soient homme ou femme, apprécient l’attention portée aux personnages féminins. Les joueurs masculins incarneront des personnages féminins et se comporteront de façon suggestive, encourageant ainsi les avances sexuelles. Pavel Curtis a remarqué que les femmes les plus familières et sexuellement avenantes sont généralement jouées par des hommes. Si vous rencontrez un personnage nommé « FabulousHotBabe », elle est certainement un « il » en réalité. » Le mythe s’est alors transformé en plaisanterie pour ensuite se diffuser sur les différentes interfaces du net, dont 4chan, et ainsi devenir l’un des premiers mèmes reconnus.
La première définition du terme sur Urban Dictionary date de janvier 2007 et explique que celui-ci était « créé à la suite de circonstances faisant que la plupart des internautes sont des hommes ». Mais selon les statistiques, l’écart des genres chez les jeunes adultes à l’époque n’était que de 5%. L’imaginaire collectif s’est depuis approprié cette légende d’un world wide web peuplé uniquement par des hommes ou des hommes en guise de femme. Partiellement par méfiance mais surtout par misogynie plus ou moins revendiquée, les utilisateurs de 4chan ont également adopté cette idéologie afin d’épargner leur communauté de toute menace femelle. C’est aussi de ce besoin d’exclure une minorité qu’est née la règle #31, avec laquelle « there are no girls on the internet » va de pair, à savoir « TITS or GTFO ».
Cette règle #31 exige que toute personne voulant exprimer sa féminité doit dévoiler ses seins par la suite : s’identifier en tant que femme sur 4chan et d’autres plateformes de discussion n’a jamais été une célébration, mais une corvée. Les femmes furent donc tues sinon chassées de ces sphères virtuelles et c’est ainsi qu’un dicton se voulant d’abord descriptif, mais déjà dans l’erreur, s’est avéré être prescriptif. Comme le dit bien Laurie Penny dans son livre Cybersexism : « La révolution féministe et la révolution numérique ont mûri ensemble et restent toute les deux inachevées. Elles posent des questions fondamentales et alarmantes sur la nature et l’organisation de la société humaine que craignent particulièrement ceux en situation de pouvoir, et dans les deux cas, les répercussions commencent à se manifester. »
Quinze ans avant la première publication des Rules of the Internet sur Encyclopædia Dramatica, le philosophe mystico-anarchiste Hakim Bey avait déjà exposé le concept de zone autonome temporaire ou « TAZ » dans son livre homonyme. La TAZ est un espace invisible et « auto-explicite » dont la fugacité permet à ses membres de se soustraire aux structures de contrôle. C’est l’éruption spontanée d’une zone « de terrain, de temps, d’imagination », à l’intérieur de laquelle l’individu échappe à toute contrainte et peut exprimer pleinement sa volonté et sa créativité. Tout comme le festival Burning Man et les mouvements à l’origine des Black Blocs, 4chan a toutes les caractéristiques pour permettre la mise en place de ces sphères : un regroupement non-hiérarchisé d’individus, la glorification de l’instant présent et une conscience tactique de l’environnement.
De même que les règles 1 et 2 de /b/ exigent qu’on ne prononce pas son nom, il est « délibérément interdit de définir la TAZ » car le langage lui impose des limites spatio-temporelles et devient ainsi garant de son extinction. Si les thread, par leur nature indépendante et éphémère, permettaient une certaine liberté d’expression, on ne pourrait parler d’autonomie réelle car celle-ci est simulée dans un mécanisme qui compresse temps et espace. L’erreur, autant de la part du grand public et des journalistes que des /b/tards — nom que les utilisateurs de /b/ emploient pour se reconnaître – eux-mêmes, a été de considérer 4chan comme une zone autonome temporaire alors qu’il s’agit au mieux d’une matrice permettant la création et la protection de ces dites zones.
Toute tentative de conservation d’un espace de libre expression numérique étouffe son potentiel créatif au point de lui fixer une date de péremption. Ainsi, chaque t-shirt « Pedobear » imprimé, chaque papier sensationnaliste sur la dernière opération d’Anonymous publié constitue un clou de plus dans le cercueil de 4chan. En 2014 le fondateur du site est une célébrité internationale, à tel point qu’il participe aux conférences TED et fait une brève apparition dans le clip Meow d’Anamanaguchi. L’imageboard est pleinement entré dans l’imaginaire collectif, non pas pour ce qu’il était, mais pour ce que l’on a construit par dessus.
Au lieu d’être un éden de la subversion et du mauvais goût, /b/ est un canal de discussion alternatif servant à perpétuer la culture mainstream. Car non seulement 4chan n’a jamais été une zone autonome temporaire, mais il n’a jamais été radical non plus. Alors qu’ils avaient tous les accessoires en main pour s’émanciper des entraves du monde matériel et bien réel, les utilisateurs de 4chan se sont simplement contentés de reproduire des paradigmes d’oppression pré-existants à l’intérieur-même de leur refuge (« there are no girls on the internet », par exemple, est un adage populaire sur le site). Tout comme l’engouement qui a accompagné la dilution de 4chan dans la macro-culture s’est vite transformé en désillusion totale, la communauté s’est construite dans le chaos et se déconstruira de même.
À l’ombre de l’ombre
En termes de statistiques, 4chan est plus populaire aujourd’hui que jamais. Si plus personne n’en parle sérieusement, ce n’est ni par gêne, ni par secret mais parce que le lecteur d’antan est autant blasé de cet univers virtuel que de The Walking Dead après la mort de son personnages préféré. L’œuvre de moot a été rendue inactuelle par son propre succès : ce n’est plus le dernier bastion des hackers mais un coin sordide parmi tant d’autres sur la toile, éclipsé par son voisin plus sophistiqué Reddit et talonné de près par ses dizaines de dauphins (on pensera notamment à 420chan sur le web anglophone ou à underfoule sur le web francophone).
Cet antre d’Ali Baba où autrefois les bijoux jaillissaient d’eux-mêmes a perdu sa magie depuis que des sites d’information comme BuzzFeed ont récupéré et optimisé le processus de « mémification », à tel point que même le collectif Anonymous — préférant les qualités organisationnelles et/ou promotionnelles de Twitter et de la plateforme de discussion IRC — a quitté la maison familiale.
Le « trou du cul d’Internet » a révolutionné le web et vice-versa : les outils nécessaires pour infiltrer un réseau ou générer un mème sont bien plus accessibles qu’en 2003, mais il est devenu quasiment impossible de regrouper un grand nombre de personnes pour une cause subversive ou socio-politique comme on le faisait à l’époque. Comme le reconnaît son inventeur dans un entretien avec Forbes, notre génération d’internautes souffre d’une apathie générale post-4chan : « alors que la culture online se matérialisait, la pop culture se virtualisait et elles se sont retrouvées à mi-chemin pour devenir la même chose ». Et peut-être que le simple fait de lire des articles à son sujet est une preuve de la décadence de 4chan : rien ne garantit mieux qu’une civilisation s’est éteinte qu’un archéologue qui se penche dessus.
Tout comme certaines espèces de champignons poussent mieux dans le noir, 4chan a pu proliférer tant qu’il restait dans le non-vu. C’est la perte progressive de son intérêt premier par rapport aux autre médias, c’est-à-dire son invisibilité, qui a empêché son épanouissement. On ne peut pas dire que cette communauté manifestement nihiliste a échoué car elle n’a jamais réellement eu d’objectif, mais ce qui est certain, c’est que son autonomie n’aura jamais pu être prouvée. Le simulacre médiatique qu’on appelle parfois « /b/ », parfois « 4chan », souvent de manière interchangeable, a surpassé le site lui-même, et ce à son détriment.
« Entre l’hyperactivité de /v/ et la conversation lente et paisible de /lit/, entre les lolitas de /cgl/ et les « gym bros » de /fit/, chacun peut trouver son bonheur sur l’un des nombreux boards méconnus. »
Habituée de l’imageboard, j’ai le sentiment de marcher entre les ruines d’un vieil empire lorsque je m’aventure sur /b/, à voir les gens reproduire des mécanismes ternis par le temps, des fantômes coincés dans une même pièce pour éternité. Mais si l’on regarde peut-être l’histoire de 4chan sous un autre angle, on découvre un déroulé alternatif : sur une cinquantaine de boards, un seul a servi de filtre pour le reste, permettant à une grande partie du site de demeurer dans l’ombre (notamment grâce à la fusion malheureuse que font la plupart des commentateurs non-initiés entre /b/ et 4chan). C’est derrière ce bouclier que se trouve la quintessence de 4chan aujourd’hui, et c’est peut-être là que les anonymes devons creuser pour chercher une stratégie de survie.
Entre l’hyperactivité de /v/ et la conversation lente et paisible de /lit/, entre les lolitas de /cgl/ et les « gym bros » de /fit/, chacun peut trouver son bonheur sur l’un des nombreux boards méconnus. Que ce soit pour découvrir de la nouvelle musique ou partager une recette de carrot cake, une salle a été réservée pour l’occasion et un lectorat intéressé y attend. Au sein de la culture globale de 4chan, des sous-cultures propres à chaque groupuscule ont surgi, chacun ayant des traditions si distinctes qu’un ancien du site peut se voir traiter de newfag, c’est-à-dire de débutant, lors de sa première visite sur un board inconnu. Ainsi, c’est au-delà de la devanture volontairement répugnante de /b/ que l’on peut expérimenter 4chan dans toute sa richesse et sa diversité.
L’imageboard a d’autres ressources qui n’auront jamais été mis à profit, notamment sa construction alternative, laquelle a rarement été exploitée à des fins militantes. Si ces armes sont maîtrisées, les internautes auront entre leurs mains la possibilité de modifier le monde réel pour le meilleur. Une première tentative maladroite d’utiliser ce générateur de zones autonomes temporaires à bon escient peut être discernée dans la création du board /lgbt/ en mars 2013. C’est peut-être dans ce type de démarche que se bâtit l’avenir de 4chan, mais comme un thread dont plus personne ne veut, ce petit microcosme est voué à une disparition éventuelle. En attendant que le cadavre de 4chan pourrisse, l’internaute attentif aux modifications des territoires virtuels surveillera ce dinosaure de la toile pour voir si quelque chose de plus merveilleux et plus révolutionnaire encore peut en naître.