«Je veux être prêt, pouvoir fuir à chaque instant à la campagne», promet ce Bordelais, treillis militaire et couteau flambant neuf à la ceinture. Depuis cette prise de conscience, ce couple cherche à se défaire des contraintes de nos sociétés. «On cultive pour la première fois un potager», explique Sabine qui murmure, en aparté: «On envisage aussi d’acheter des masques à gaz et des armes.» Pour une partie des Français, particulièrement les citadins, la pandémie de Covid-19 a été un choc brutal, révélateur de la fragilité de notre société. Pour d’autres, les survivalistes, convaincus de l’effondrement inéluctable de notre civilisation, cette crise renforce leur quête d’autonomie.
Un mouvement en plein essor
Longtemps marginalisé, le survivalisme conquiert un public de plus en plus large depuis le confinement. Ses adeptes se préparent à un éventail de crises: de l’incendie de leur maison à un accident industriel jusqu’à une pandémie ou à un effondrement écologique de la société. Ce mouvement est en plein essor sur les réseaux sociaux: Transition 2030 compte plus de 32.000 membres sur Facebook, dont 500 nouveaux en une semaine. Issus de toutes les catégories sociales, les internautes échangent sur ces plates-formes des vidéos et des conseils, notamment sur leurs sacs d’évacuation, ces kits d’urgence pour soixante-douze heures (bougies, radio, nourriture…) que le ministère de l’Intérieur recommande à chaque citoyen de constituer. Le survivalisme poursuit sa popularisation amorcée à l’approche de 2012, année de la fin du calendrier maya. Il a depuis son salon annuel à Paris, des magazines et des centaines de livres lui sont dédiés, et une vingtaine d’agences de stages de survie se disputent ce marché, tout comme les marques d’équipements spécialisés.
Dans ce mouvement très hétérogène, certains, plutôt solitaires et individualistes, anticipent une guerre de tous contre tous. Ils sauveront en premier lieu leurs familles, en utilisant au besoin leurs armes.
Le survivalisme, de l’anglais «survival», a été inventé dans les années 1960 aux États-Unis, en réaction à la menace nucléaire, par Kurt Saxon, un libertarien xénophobe qui cherchait à s’émanciper de l’État et à défendre la culture blanche. En essaimant en France, «le mouvement s’est complètement détaché du cliché de l’Américain terré dans un bunker avec le plus de stocks de conserves et d’armes possible», observe Bertrand Vidal, sociologue, auteur de Survivalisme en 2018 (Arkhê). Les menaces ont évolué: les angoisses écologiques dominent. Une myriade de courants néosurvivalistes ont émergé, prônant un retour à la nature et à la primitivité de l’homme. «Cette culture de l’imaginaire s’imprègne de fantasmes et de rationnel», poursuit le sociologue. Elle se nourrit autant d’émissions de télé-réalité comme «Koh-Lanta», «Man vs. Wild» et des blockbusters hollywoodiens que des travaux scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).
Ce mouvement très hétérogène se distingue par deux tendances. D’un côté, des survivalistes plutôt solitaires et individualistes, qui anticipent une guerre de tous contre tous en cas d’effondrement de la société, et sauveront en premier leurs familles, en utilisant au besoin leurs armes. Ils sont influencés notamment par Piero San Giorgio, écrivain suisse proarmes proche de l’extrême droite. Son livre Survivre à l’effondrement économique (Le Retour aux Sources, 2011) est un best-seller, dont les ventes ont été décuplées depuis la pandémie, assure l’auteur. Il y développe le concept de la base autonome durable, un sanctuaire en pleine nature. De l’autre, des survivalistes plutôt «solidaires» qui estiment que seule l’entraide permettra de surmonter l’effondrement et s’organisent souvent en collectifs réunis autour de potagers en permaculture.
Être prêt, Yoann, 34 ans, s’y attelle depuis six ans, relate-t-il, de sa terrasse qui surplombe un vallon boisé dans la Creuse. Cet ancien maçon, devenu militaire réfractaire aux ordres après quatre ans dans l’armée, menait«une vie normale, inscrite dans une logique de consommation». Jusqu’au choc, à l’origine de sa métamorphose, «la puberté précoce de sa fille» qu’il impute alors «aux perturbateurs endocriniens contenus dans le lait et aux engrais chimiques». Depuis, il met tout en place pour ne plus dépendre de ce système jugé toxique. Il s’installe dans ce département rural avec sa femme, algérienne, et construit lui-même sa maison. Puis devient maraîcher bio et retrouve une certaine harmonie avec la nature. «Au bout de trois ans, ma fille était en excellente santé», se réjouit-il. Son choix vers l’autonomie en sort renforcé. Mais sa haine de la société subsiste.
Alors Yoann se démène. La quasi-totalité de ses revenus est investie en équipements: radios longue portée ou arbalètes à visée nocturne (gare à ceux qui viendraient dans le monde d’après piller les champs de ce passionné de tir sportif). Mais il récupère aussi du matériel d’un autre âge: moulin manuel, lampes à huile…
« Le covid n’est que le début »
Pour son autonomie alimentaire, Yoann est devenu producteur de semences. «Pas besoin de conserves. Mon stock à moi, c’est mes graines. Un patrimoine mondial de l’humanité», considère-t-il, révolté par les semences stériles et homogénéisées de l’agrobusiness qui nécessitent engrais et pesticides. Yoann n’a qu’une hâte, se libérer de ce monde en déclin. Un instant, il a cru que la pandémie viendrait faire table rase. Mais l’État a tenu. Yoann s’accroche depuis à «la crise économique et sociale mondiale qui s’amorce». D’ici là, il se replie sur sa famille, sa ferme, loin des autres.
«Le Covid n’est que le début», prophétise lui aussi David Feuillet, 36 ans, un Normand à la barbe rousse et à la carrure massive. Il s’est installé l’année dernière à l’orée d’un village, dans une ferme en pierre achetée à crédit avec sa femme. Un habitat choisi selon les critères survivalistes: des champs, un verger, un puits, des panneaux solaires. «Ici, c’est le QG», explique-t-il, en pénétrant dans le cellier où s’accumulent potirons, noix ou pommes – des réserves pour nourrir les siens durant trois mois – et des livres ou manuels scolaires. «Et là, c’est le coq Emmanuel, et sa poule Brigitte», sourit-il en désignant la volaille. Se dressent, dans dans un champ, des cabanes, son futur camping à la ferme, grâce auquel il financera son autonomie totale d’ici dix ans. Un lieu où il partagera aussi ses savoirs.
Réinventer une solidarité
Sa prise de conscience a eu lieu une décennie plus tôt, lorsqu’il est devenu père et a découvert le livre de Piero San Giorgio. «Ce fut une seconde naissance, tout ce que je pensais se trouvait là», se souvient-il. La claque est violente. Deux options s’offrent alors à lui: «Replonger dans le déni ou déprimer. J’ai décidé d’agir.» Il s’imprègne alors d’autres auteurs, noue des liens sur les forums survivalistes, confronte les idées des uns, des autres. Et depuis, il transforme sa ferme en un véritable hameau, car «seules de nouvelles formes de solidarité permettront de s’en sortir». Deux maraîchers se sont installés sur son champ et vont exploiter ses terres, en échange d’un coup de main. Et un bûcheron ou un forgeron s’établira sous un hangar vacant. Mais pour reformer une société sur les ruines du monde, il faut élargir l’échelle. À celle du village, espère-t-il, où réinventer une démocratie locale sera nécessaire. S’il pense que ses armes pourraient dissuader des pilleurs, lorsque les citadins fuiront inévitablement les villes, il espère ne jamais les utiliser. Même pour se défendre.
Coopération avec ses voisins, diffusion des savoirs… David s’inspire aussi de ce mouvement qui ne conceptualise pas le monde d’après ravagé par la guerre de tous contre tous, mais fondé sur l’entraide pour le rendre meilleur: la collapsologie (du latin collapsus, qui est tombé en un seul bloc).
Vers un monde fini
Cette science de l’effondrement de notre civilisation industrielle a été popularisée en 2015 par l’agronome Pablo Servigne, coauteur avec Raphaël Stevens de Comment tout peut s’effondrer (Seuil) Raréfaction des ressources pétrolières, dérèglement climatique, extinction des espèces, épuisement de l’agriculture intensive… La convergence de ces crises va, selon eux, précipiter par un effet domino un effondrement systémique de la société industrielle. Cette science n’annonce donc pas la fin du monde, dans une vision biblique de l’apocalypse, mais celle de notre société de l’abondance, fondée sur une croissance illimitée dans un monde fini.
Jusqu’à l’été 2018, la collapsologie reste circonscrite à un auditoire plutôt militant. Mais «la démission de Nicolas Hulot a été un véritable électrochoc. Le masque est tombé: l’État ne fera rien pour la planète», analyse Pablo Servigne. S’ensuivent les marches pour le climat, la canicule, la médiatisation de Greta Thunberg, enfin la naissance d’Extinction Rebellion, un mouvement de lutte contre l’effondrement écologique, puis celui des «gilets jaunes». Et la sortie d’un nouveau rapport du GIEC, puis du livre de Servigne, Stevens et Chapelle, Une autre fin du monde est possible (Seuil), appelant à l’entraide. Depuis, selon une enquête IFOP de 2019 pour la Fondation Jean-Jaurès, 65% des Français croient à la thèse d’un effondrement de notre civilisation.
Mieux vaut prévoir
Sophie Jankowski compte parmi eux. Et elle aussi fait sa part pour amorcer la transition vers le monde d’après. Sa place est ici, à Paris, au milieu de ces tours et de ces voies ferrées qu’elle contemple du toit du centre de tri de la Poste du 18e arrondissement. Ou plutôt parmi ces 900 m2 de tomates, poivrons ou basilic. «Ce jardin est né de mon besoin d’avoir un lieu ressource pour me rassurer, au cas où il se passe un truc…», se souvient Sophie, la cinquantaine, ancienne directrice d’un bureau de poste. Car Paris ne dispose que de trois jours de résilience alimentaire, en cas de rupture d’approvisionnement. Mais produire une agriculture locale, saine et abordable est devenu réalité en 2017 avec la naissance de Facteur Graine, une ferme urbaine. Des centaines de projets semblables se développent en France, notamment à travers le réseau des Villes en transition.
Mais Facteur Graine est surtout un lieu de transmission de savoirs pour reconnecter les urbains à la terre. «Plein de gens en perte de sens dans leur boulot, au chômage, en burn out, viennent apprendre ici. On ne leur propose pas un stage de survie, mais de vie: respirer, toucher, goûter la nature. C’est le seul message qui peut réveiller un désir, une mémoire, une conscience enfouie dans notre nature humaine. Depuis, des tonnes de projets sont nés ici et prennent leur envol. Le but est d’essaimer, comme les graines», pense Sophie. Une approche d’une acuité encore plus vive depuis la pandémie. Enfermés au printemps, loin de leurs proches, «beaucoup se sont fait peur», remarque Daniel, jardinier en chef. Mais ils sont venus plonger leurs mains dans ces bacs et soigner ces plantes. Depuis, «ils ont trouvé leur âme jardinière». Et certains amorcent une transition vers la campagne.
La courbe du deuil
Du bon sens, estime Pablo Servigne. «La pandémie nous amène à côtoyer notre finitude. Elle nous conduit à aller à l’essentiel: embrasser ses êtres chers, faire son potager, s’aider entre voisins, manger sainement. Cette proximité avec la mort est une sagesse ancestrale, analyse-t-il. Mais c’est exactement ce dont veut nous empêcher notre société qui est braquée sur le fait de ne pas souffrir, ne pas mourir, qui est tendue vers l’infini et la croissance. Nous sommes dans une société pathologiquement adolescente, qui ne veut pas devenir adulte. Mais “on a deux vies, la deuxième commence quand on se rend compte qu’on n’en a qu’une”», dit-il, les yeux rieurs, en citant Confucius.
Une nouvelle vie débute lorsqu’une personne parvient à accepter l’effondrement comme salvateur pour la planète. Pour décrire ce processus émotionnel, la collapsologie a pensé une «courbe du deuil». Au déni succède la sidération – un état vécu par Jean-Claude et Sabine, lors du confinement. S’ensuivent des phases de colère ou de peur, de repli sur soi – un état proche de celui de Yoann, le semencier. Finalement, une forme d’acceptation sereine de la fin de notre civilisation survient, tournée vers les autres, tels David et Sophie. Ce temps, annonce le manifeste d’Yggdrasil, le magazine-livre sur l’effondrement et le renouveau, «est une opportunité pour […] retrouver notre juste place au sein de la toile du vivant, et imaginer ensemble d’autres modes d’organisation et de possibles horizons».